Vingt-trois
Ray Scutter quitta la salle de conférences sans destination précise et inspira de grandes goulées d’air glacé lorsque les portes se refermèrent dans son dos. Échangeant douleur contre lucidité.
Il avait commis une erreur, sur scène. Pire : il avait perdu le contact avec lui-même. Quelle ridicule digression sur les singes et les hommes. Non qu’il ait proféré des idées aberrantes. Mais il les avait débitées d’une manière égocentrique, presque maniaque.
La faute en incombait en partie à Marguerite, avec son petit discours pieux qui réclamait qu’on le réfute. Mais il n’aurait pas dû mordre à l’hameçon. Ray avait toujours su maîtriser un auditoire, et cela le troublait d’avoir laissé celui-là lui échapper à ce point. Mettons ça sur le compte du stress, songea-t-il.
Du stress, de la frustration, d’une folie contagieuse. Ray avait lu avec la plus grande attention les sorties d’imprimante de Crossbank, et c’était son diagnostic : la démence comme maladie contagieuse. À Blind Lake, cela pourrait bien entendu commencer n’importe quand, cela avait peut-être même déjà commencé ; il ne plaisantait pas lorsqu’il qualifiait le discours de Marguerite de symptomatique.
Des flocons de neige sinuaient tout le long de la zone commerçante, emportés par le vent tourbillonnant. Ray avait laissé son pardessus dans les coulisses du centre communautaire, mais il était hors de question de retourner le chercher. Il décida de se réfugier dans son bureau, à un demi-pâté de maisons de là, afin de passer quelques coups de fil, d’évaluer les dégâts, de découvrir à quel point il s’était foutu dans la merde avec cet éclat sur scène. Des pensées fugitives lui tournaient encore dans la tête. Des rêves de plein jour.
Il traversa le hall d’entrée de Hubble Plaza et un ascenseur vide le hissa au sixième étage tandis que la neige fondait en rosée dans sa chevelure. Il se sentait pris de vertiges et de nausées. Ses oreilles vibraient à cause d’un bourdonnement quelconque, un bruit interminable. Je me suis mis dans l’embarras, se dit-il, d’accord, mais à long terme, ou même à court terme, cela compte-t-il vraiment ? Si personne ne quittait Blind Lake vivant (et il considérait cela tout à fait possible), quelle importance ? Il avait fait mauvaise impression aux maîtres de recherche, bordel, la belle affaire. Il ne cherchait plus à avoir de l’avancement.
Il restait bien placé pour survivre. Il pourrait même se sortir plutôt à son avantage de la crise, s’il se débrouillait bien. En quoi cela consistait-il ? À tuer les O/BEC, pensait Ray. Trop tard pour engendrer un support populaire, mais il avait posé les bases et aurait peut-être même réussi quelques conversions si Marguerite ne l’avait pas provoqué. S’il ne s’était pas perdu dans un labyrinthe d’idées accessoires. Si Tess ne l’avait pas interrompu.
Il s’immobilisa soudain à la porte de son bureau.
Tess.
Il avait oublié sa fille. Il l’avait laissée dans le public.
Il sortit son serveur de la poche de sa chemise et prononça le nom de Tessa.
Elle répondit aussitôt : « Papa ?
— Tess, où es-tu ? »
Elle eut une hésitation à laquelle Ray essaya, en vain, de trouver une signification. Puis elle répondit : « Dans la voiture.
— Dans la voiture ? La voiture de qui ?
— Euh, de maman.
— Tu ne rentres pas chez ta mère avant lundi.
— Je sais, mais…
— Elle n’aurait pas dû t’emmener. Ce n’était pas bien. Ce n’était pas bien du tout de sa part de faire ça.
— Mais…
— Est-ce qu’elle t’y a obligée, Tess ? Est-ce que ta mère t’a forcée à monter dans la voiture avec elle ? Tu peux me le dire. Si elle écoute, donne-moi juste un indice. Je comprendrai. »
D’un ton plaintif : « Non ! Ça ne s’est pas passé comme ça. Tu es parti.
— Rien que quelques minutes, Tess.
— Je ne pouvais pas le savoir !
— Tu aurais dû m’attendre.
— Et puis tu as dit toutes ces choses, tu as parlé de la tuer.
— Je ne comprends pas ce que tu racontes. Je ne ferais jamais de mal à ta mère.
— Quoi ? Je veux dire, quand t’étais sur scène. Tu as parlé de tuer la Fille-Miroir !
— Je n’ai pas… » Il s’interrompit, se força à se calmer. Tess était sensible, et à en juger par sa voix, déjà effrayée. « Je n’ai pas mentionné la Fille-Miroir. Tu as dû mal comprendre.
— Tu as dit qu’il fallait qu’on la tue !
— Je parlais du processeur de l’œil, Tess. Passe-moi ta mère, s’il te plaît. »
Un autre silence. « Elle ne veut pas discuter avec toi.
— Elle doit t’amener chez moi. C’est dans l’accord que nous avons signé. Il faut que je le lui dise.
— On va à la maison. » Tess semblait au bord des larmes. « Je suis désolée !
— Tu vas chez ta mère ?
— Oui !
— Elle n’a pas le droit de…
— Je m’en fiche ! je me fiche de ce qu’elle n’a pas le droit de faire ! Au moins, elle, elle ne veut tuer personne !
— Tess, je te l’ai dit, je ne… »
Un déclic. Tess avait coupé la communication.
Lorsqu’il rappela, il n’obtint que la messagerie vocale. Il essaya de joindre Marguerite. Même chose.
« Salope », murmura Ray. En pensant à Marguerite. Peut-être même à Tess, qui l’avait trahie. Mais non, non, marche arrière, ce n’était pas juste. Tess avait été induite en erreur. Induite en erreur par sa mère qui la dorlotait et la gâtait. C’était exactement ça, toutes ces conneries de Fille-Miroir.
Marguerite s’en servait contre lui. Papa veut tuer la Fille-Miroir. Elle l’endoctrinait. Cela rendait Ray furieux rien que de l’imaginer. Il se représentait quels mensonges on avait demandé à Tess de croire le concernant.
Était-elle donc perdue pour lui, elle aussi ?
Non. Non. Impossible. Pas encore.
Il s’enferma dans son bureau, tourna sa chaise vers la fenêtre et envisagea d’appeler Dimi Shulgin. Shulgin aurait peut-être des idées.
La vue, de sa fenêtre, était hostile et sans vie. Blind Lake avait appris à vivre sans prévisions météorologiques, mais elles étaient inutiles pour voir les nuages déferler. Des nuages bas, lourds de neige, poussés du nord-ouest par un vent de force 8 à 9. Un épisode de plus de cet hiver interminable.
La neige qui tombait rendait la ville indistincte, presque illusoire, comme un ferrotype ou un décor de théâtre en tons de gris. La vitre fléchit un peu sous l’effet d’une bourrasque, changeant légèrement l’image du paysage. Ray suivit un certain temps des yeux l’approche de la tempête.
Lorsqu’il se détourna de la fenêtre, la roulette de sa chaise accrocha quelque chose caché sous son bureau. Le personnel de nettoyage devenait de plus en plus négligent, mais il le savait déjà. C’était une feuille de papier. Les sourcils froncés, il se pencha pour la ramasser.
DE : Bo Xiang, Laboratoire national de Crossbank
À : Avery Fishbinder, Laboratoire national de Blind Lake
TEXTE : En réponse à ta question, la probabilité que les structures de terre sèche soient naturelles est très faible. Bien qu’on rencontre souvent ce genre de symétrie dans la nature, la taille et le degré de précision remarquable de ces structures suggèrent une construction plutôt qu’une évolution. Non que ce soit un argument définitif, mais
Ray interrompit sa lecture et posa le papier sur son bureau, face imprimée vers le haut.
Lentement, sans plus se hâter, en s’interdisant toute conclusion prématurée, il déverrouilla ses tiroirs et ôta de celui du bas les sorties d’imprimante remises par Shulgin. Il feuilleta rapidement l’épaisse liasse.
Les pages n’étaient pas dans l’ordre.
Quelqu’un avait une nouvelle fois fouillé son bureau.
Ray se leva. Il vit son reflet dans la vitre, une image collée sur un mur de nuages, un homme figé dans une couche de verre.